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Un billet sur les législatives

Françaises, Français, un inconnu sur Internet va essayer d’influencer vos choix électoraux.

(L’inconnu, c’est moi, pour les gens fatigués.)

La France de la sécurité

« Je venais pour avoir du matériel de jeu de rôle gratuit. Que se passe-t-il donc ici pour qu’on essaie de me refiler de la politique, par Athéna ? » pourrez-vous légitimement demander.
Ce à quoi je répondrai : « Pour mettre en ligne mon jeu de rôle amateur gratuit, j’ai besoin d’être vivant et de ne pas m’être fait tabasser. Et si possible, pas non plus ma famille, mes amies, mes proches, mes collègues. Du coup je m’apprête à vous suggérer de ne pas voter pour des partis qui encouragent à tabasser les gens. S’il vous plaît. »

Voilà, je crois que le plus important est dit. Ah, si : et « l’inconnu sur Internet » a en fait pas mal de points communs avec vous, gens de France : c’est un humain et un citoyen qui essaie de déterminer ce qui est juste et bon au beau milieu d’une époque troublée, chargée, peu lisible, « pleine de bruit et de fureur », comme disait le poète. Histoire d’en rajouter dans les coups de coude à Shakespeare, j’irai jusqu’à préciser que Macbeth est une tragédie extraordinaire quant on est dans le public, mais que je n’ai aucune envie de vivre de l’intérieur des temps où « fair is foul and foul is fair », autrement dit où ce qui est beau serait subitement considéré comme immonde et où, inversement, tout le monde trouverait soudainement beau ce qui est immonde.

J’avais pas mal de manières différentes d’écrire ce billet. J’ai envisagé une analyse politique complète reprenant l’histoire de la Ve République depuis l’an 2000 (trop long, pas assez de temps), ou un dialogue philosophique façon Platon pour rappeler ce que c’est que la politique, à savoir la façon dont des gens choisissent de s’organiser pour vivre ensemble (c’était bien parti pour être passionnant… et beaucoup trop long). Mais au fond, tout peut se résumer à ça : l’idée que tant de gens semblent prêts, sans sourciller, à donner leurs voix dans les urnes à des partis qui attisent préjugés, rejet et discriminations, et dont les sympathisants ont d’ores et déjà commencé, en France, là en ce moment (et oui, à Paris aussi), à multiplier les démonstrations de force, les agressions et les violences, signe patent de leur sentiment d’impunité à l’idée d’être appuyés par ces partis une fois au pouvoir.

Donc on n’en est même pas à parler chiffrage de projets économiques ou subtilités de transition écologique. On en est à une question de survie. Si ça vous paraît exagéré, essayez de faire ce qu’on fait souvent en jeu de rôle, c’est-à-dire vous mettre à la place des autres. Je veux dire, pas des types appartenant aux catégories privilégiées de la population, non, je pense plutôt à :
des gens en butte au racisme,
des immigrés en butte à la xénophobie,
des SDF qui se font chasser de partout, n’ont plus assez d’hébergements d’urgence (l’extrême droite a voté contre),
des chômeuses qui perdent leur droit aux allocations chômage si elles fuient un patron toxique et se retrouvent en abandon de poste (l’extrême droite veut le leur supprimer) et se prennent en plus la « taxe rose » qui fait que tout un tas de trucs sont plus chers pour les femmes (l’extrême droite veut supprimer toutes les politiques luttant spécifiquement contre les inégalités entre hommes et femmes),
des ouvriers et travailleurs précaires dont le pouvoir d’achat fond à toute allure car leurs aides au logement ne sont pas revalorisées pour résister à l’inflation (l’extrême droite a voté contre leur hausse de 10%) et dont les enfants n’ont pas droit à la cantine gratuite (pareil) et à qui ils ne peuvent pas offrir de mangas via le pass Culture (l’extrême droite veut supprimer les mangas du pass Culture, et non je ne l’ai pas trouvé dans un article du Gorafi), pendant qu’ils travaillent pour des entreprises rentables qui ne sont pas taxées sur les superprofits (l’extrême droite est contre),
des gens qui touchent une retraite de misère qui fond elle aussi pour les mêmes raisons (l’extrême droite a voté contre la revalorisation des petites retraites),
des homos qui voient chaque semaine des gens supposés homos se faire tabasser (agression à Paris dans la nuit du 9 au 10 juin 2024 par un membre du GUD, lui-même fils d’un autre membre du GUD qui est également trésorier de Jeanne, un microparti créé il y a quelques années pour permettre aux gens de faire des dons à Marine Le Pen sans avoir l’air de donner au FN) et qui se demandent si leur mariage avec leur amoureux ne sera pas annulé (l’extrême droite s’est opposée de longue date à l’ouverture du mariage civile aux couples de même sexe)…

La liste est longue et je pourrais la continuer longtemps, malheureusement. Et si vous trouvez encore la partie trop facile, essayez donc de vous mettre dans la peau d’une immigrée algérienne ou tunisienne, tenez. Elle perdrait le droit de siéger dans les instances représentatives de son entreprise (l’extrême droite veut y interdire la présence d’étrangers) ou qui se retrouverait au chômage (l’extrême droite veut réduire les droits au chômage des étrangers non originaires de l’Union européenne). Supposons qu’un sinistre la frappe dans son appartement : il y aurait moins de pompiers pour lui porter secours (l’extrême droite a voté contre le recrutement de sapeurs pompiers et la revalorisation de leur salaire qui aurait pu attirer davantage de monde dans ce métier), elle se serait blessée et se retrouverait dans un hôpital public de merde (l’extrême droite a voté contre l’augmentation des moyens des hôpitaux pourtant déjà occupés à asphyxier, sans parler des déserts médicaux)… Peut-elle espérer que ses enfants, s’ils naissent en France, naissent français ? Non : l’extrême droite veut supprimer le droit du sol, ce qui va créer des sous-citoyens sur plusieurs générations !

La France de la « sécurité » prônée par l’extrême droite tient donc du mensonge : ce serait une France du martyr de énièmes boucs émissaires chargés de tous les maux (chacun étant à la fois responsable de tout et replacé au sein d’une liste de plus en plus longue de coupables désignés). Imaginez-vous à la place du bouc émissaire, et vous avez d’un coup moins envie de parier sur le fait que « ils ne feront rien », « ils ne pourront pas » ou « ils seront battus aux élections avant d’avoir fait ça » (divulgâchis de toute l’histoire du XXe siècle et des années 2001-2024 : si, ce type de parti fait vraiment ce genre de chose, ils peuvent faire beaucoup de dégâts très vite — cf. Orban, Trump, Boris Johnson, Bolsonaro, Milei… — et ils ont une fâcheuse tendance à reporter ou saboter les élections une fois au pouvoir).

Pour les trois au fond qui s’apprêtent à dire : « Ouais mais toi tu serais pas un bouc émissaire, t’es pas concerné, t’es qu’un gaucho de salon, tu dis ça juste pour faire la morale aux gens », je répète : ben si, je suis directement concerné. Je coche allègrement plusieurs cases. Comment et pourquoi, c’est ma vie, et bizarrement je ne me sens pas enclin aux grandes confidences publiques pendant une campagne électorale déjà marquée par des violences verbales et physiques répugnantes, mais je suis concerné, c’est pas une posture pour « signaler ma vertu ». Bienvenue dans ma vie. Nombre de mes amies, amis, collègues, relations de travail, etc. cochent également des cases. Et pas mal de gens dans le pays, en somme. Tout le monde n’a pas le privilège de pouvoir bouder la politique. Ici, c’est plutôt : faites de la politique avant que la politique ne vous défasse, au sens le plus physique du mot.

Des liens pour approfondir :

Des rôlistes satanistes aux woke et autres « islamogauchistes » : boucs émissaires et paniques morales au service des extrêmes droites

J’ai commencé les jeux de rôle à une période où les boucs émissaires désignés, c’étaient… les rôlistes. Retracer l’affaire de la profanation du cimetière juif de Carpentras, survenue en 1990 et élucidée en 1996, s’avère une leçon édifiante sur la manière dont peuvent se produire une récupération politique et un emballement médiatique empesé de pseudo-science qui lance des accusations en dehors de toute logique rationnelle et aboutit à des conséquences bien réelles, funestes pour les malheureux qui se font mettre à l’index.

Pour résumer rapidement : en mai 1990, plus d’une trentaine de tombes sont profanées dans un cimetière juif à Carpentras. On est alors sous la présidence socialiste de Mitterrand, mais à une période où le Front national progresse dans les urnes. La profanation cause une très vive émotion publique et des manifestations importantes sont organisées. Étant donné le caractère antisémite de la profanation, l’extrême droite est tout de suite soupçonnée, mais dans un premier temps on ne trouve pas de preuve. Les affirmations hâtives de part et d’autre se multiplient de la part des personnalités politiques. Le Front national est à ce moment un parti dont l’antisémitisme est unanimement reconnu comme tel. À sa tête, Jean-Marie Le Pen (père de Marine Le Pen, autre politicienne d’extrême droite dont Jordan Bardella a épousé l’une des sœurs) s’efforce très vite de détourner les soupçons en accusant d’antisémitisme les communistes et organise même une manifestation en exigeant « des excuses ». La magistrate en charge de l’affaire, Sylvie Mottes, est harcelée. Plusieurs personnalités publiques évoquent d’autres pistes, sans preuve. L’émotion retombe, l’enquête piétine, jusqu’en 1996 où l’un des auteurs passe aux aveux et où les coupables sont connus et arrêtés : ce sont… cinq néonazis. Moralité : l’extrême droite a eu beau s’efforcer de rejeter la faute sur ses adversaires politiques et entonner son refrain sempiternel d’autovictimisation, elle n’en était pas moins coupable.

Quel rapport avec les jeux de rôle ? Rigoureusement aucun, a-t-on finir par montrer. Sauf que les rôlistes font partie des fausses pistes brandies avec un zèle au mieux hâtif pour écarter la piste initiale. Pas tout de suite, mais en 1995, sur la base des déclarations d’une habitante, Jessie Foulon, dont les affirmations au sujet de la jeunesse dorée locale mêlent allègrement jeux de rôle, orgies macabres dans les cimetières et profanation de tombes. L’enquête établit finalement qu’il n’y a rien de concret à verser au dossier et que Jessie Foulon souffre de mythomanie. Mais dans l’intervalle, c’est un écran, non pas de meneur de jeu mais un écran de fumée, parfait pour l’extrême droite, qui hurle à la « manipulation », c’est-à-dire tient un discours complotiste et autovictimisant (on voit que pas grand-chose n’a changé). Et plusieurs relais puissants accréditent ces pistes creuses : l’avocat Gilbert Collard (qui s’exprime notamment dans le torchon d’extrême droite Minute et prétend détenir les noms des coupables dans « une enveloppe »), un journal local, l’émission de télévision Témoin n°1. L’affaire du suicide malheureux de Christophe Maltese, sans lien avec l’affaire de Carpentras, fournit le prétexte à des déclarations télévisées largement abusives du pseudo-expert Jean-Marie Abgrall (caution « médicale ») et de la présentatrice Mireille Dumas, déclarations amalgamant allègrement la pratique des jeux de rôle avec les problèmes de santé mentale, le suicide ou encore diverses pratiques macabres.

Les conséquences pour les rôlistes sont immédiates : leur loisir, désormais précédé d’une odeur de soufre, devient persona non grata dans les activités financées par les municipalités. De nombreux clubs ferment. Ce facteur se conjugue avec la concurrence des premiers jeux de cartes à collectionner (Magic : l’Assemblée sort en 1993) pour faire traverser une décennie funeste aux rôlistes.

L’histoire est bien connue des rôlistes quarantenaires ou plus, un peu moins des générations suivantes. Le loisir s’en est bien remis. Pourtant, la mémoire de l’affaire garde son utilité : elle devrait suffire à vacciner n’importe quel rôliste contre le phénomène dit des « paniques morales ».

Le mécanisme de la panique morale, qui commence à faire l’objet d’une petite bibliographie savante, n’est guère qu’une variante contemporaine du phénomène du bouc émissaire, qui consiste à désigner une minorité mal connue et à susciter une peur collective contre elle, un climat de méfiance et de repli sur soi qui facilite interdictions, censures et autres mesures portant atteinte aux libertés. Ce qu’on observe de mieux en mieux avec les paniques morales, c’est leurs liens avec la logique complotiste, une pensée magique qui porte à tout faire entrer au forceps dans un délire interprétatif et qui enferme une personne dans ses préjugés. Or toutes sortes de gens et de factions ont compris l’intérêt de ces phénomènes et s’ingénient à les faire naître délibérément pour servir leurs objectifs. La même dérive vers un délire interprétatif observée dans le complotisme fait les affaires des gourous et des dirigeants de sectes. L’emballement autour des jeux de rôle en France en 1995, quant à lui, semble un reflet adapté à nos latitudes de la panique morale au sujet de Donjons et Dragons survenue aux États-Unis dans les années 1980 et récemment évoquée par la série Stranger Things dans sa saison 4 : le jeu était accusé de rendre « sataniste »… La panique a moins bien pris en France, mais à l’échelle du tout petit milieu qu’était le jeu de rôle à ce moment, ça a été un traumatisme.

Or la même logique est utilisée ces dernières années avec d’autres cibles. Après « les jeux de rôle », « le satanisme », « les jeux vidéo » et « Internet » au tournant des années 2000, voici les supposés « woke« , les supposés « islamo-gauchistes » (dont je peine à cerner la différence conceptuelle avec les « judéo-bolchéviques » brandis par les discours antisémites des années 1930) et bien entendu les personnes trans, cibles privilégiées des extrêmes droites depuis quatre ans aussi bien aux États-Unis qu’au Japon ou en France, dans une campagne mondiale orchestrée par des extrêmes droites très xénophobes avec les pauvres mais pas avec leurs collègues des autres pays, auxquels ils empruntent allègrement leurs éléments de langage. (Si vous êtes à la fois rôliste, amateur de jeux vidéos, internaute, trans et de gauche, la seule explication rationnelle possible est que vous êtes Fantomas, le Joker ou un rejeton de Godzilla.)

Dans tous ces cas, on choisit un mot de vocabulaire flou, une minorité mal connue du grand public, un supposé danger, et on agite très fort en se gardant bien de correspondre à une quelconque vérité scientifique ou de se laisser arrêter par des scrupules quelconques. On met les woke à toutes les sauces comme on mettait le satanisme à toutes les sauces, et cela en l’absence criante et intersidérale d’une réalité matérielle correspondante.

Le mot peut ainsi servir à jeter le soupçon sur tout et n’importe quoi, et surtout à détourner l’attention de la personne qui lance les accusations, l’accusatrice revêtant aussitôt le beau rôle. C’est beau comme le cardinal Barbarin dénonçant le danger de l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en 2013 pendant qu’il couvrait les affaires de pédophilie de l’Église catholique. Je pourrais limite pondre une table de génération aléatoire de paniques morales tellement les ficelles sont grosses.

Mais bizarrement, il y a toujours des gens sur qui ça fonctionne, même chez les rôlistes. Déception…. et confirmation, au passage, que le fait de faire partie d’une minorité donnée prise comme bouc émissaire ne garantit pas pour autant que vous soyez une personne sainte ou parfaite — dommage, je vais devoir continuer à me remettre en cause de temps en temps, pfou…

Le caractère artificiel de ces paniques ne ressort nulle part autant que dans les dossiers qui reviennent sur les paniques terminées : une panique morale ne sert que des buts de court terme, et comme elle s’use, il faut en changer régulièrement, et ne recycler les paniques déjà utilisées qu’au bout d’un délai raisonnable ou lors d’une occasion qui s’y prête bien. Une panique cible aussi un certain public sur qui elle peut prendre. Par exemple, les rôlistes seraient moins aisément perméables aux paniques concernant le danger du satanisme ou des jeux vidéo, mais des rôlistes de droite et/ou peu familiers avec le milieu universitaire peuvent aisément tomber dans le piège de l’angoisse des « woke » et des supposées légions d’universitaires islamo-gauchistes.

Non seulement les rôlistes devraient se méfier de ce mécanisme visant à désigner telle ou telle minorité comme source d’une angoisse disproportionnée (à distinguer de l’angoisse proportionnée, par exemple vis-à-vis des gens qui tabassent réellement des types dans la rue…), mais ils devraient garder aussi en tête que ces paniques morales sont devenues une arme politico-médiatique brandie par la droite conservatrice aux États-Unis dès avant l’invention des jeux de rôle sur table, puis importée en France par l’extrême droite et reprise par la droite conservatrice.

Or le programme de l’extrême droite pour ces législatives est à peu près aussi introuvable que celui du candidat Macron en 2017 : les déclarations sont terriblement changeantes. Mais le point commun (et la différence avec Macron, du moins celui de 2017), c’est la volonté d’agiter des peurs, de faire redouter tel ou tel groupe, toujours de façon disproportionnée… pendant que l’extrême droite elle-même s’exonère de tout et s’autorise tout. Ses sympathisants terrorisent les minorités (immigrés, « Français mais d’origine étrangère », chômeurs, gays, trans, féministes, écologistes…) pendant que ses représentants les plus propres sur eux désignent ces mêmes minorités à la vindicte générale afin de détourner l’attention des exactions desdits sympathisants. Une vieille affaire, mais elle ne fonctionne que si on est trop aveuglé par l’émotion et/ou les préjugés pour réfléchir et se renseigner.

Des liens pour approfondir :

Ce que les extrêmes droites font à la culture, à l’Histoire et à l’Antiquité

Kosmos est un jeu qui parle de la mythologie grecque, et plus généralement de l’Antiquité, en se basant sur l’état le plus récent possible des recherches scientifiques en humanités classiques, en histoire ancienne, en archéologie. Pour le créer, je puise largement dans des ressources mises à disposition par des institutions publiques, musées, bibliothèques, médiathèques. Impossible donc de ne pas penser aux domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais aussi au domaine de la culture (qui inclut les artistes-auteurs et tous les métiers des arts et artisanats). Les illustrations sont puisées sur Wikimedia Commons, projet de la fondation Wikimedia, un organisme sans but lucratif basé aux États-Unis, mais dont l’accès et l’encadrement légal en France dépendent du gouvernement français et qui est soutenu en France par une association loi 1901 locale.

Or on sait déjà à quoi ressemblent les villes, les communes et régions où l’extrême droite arrive au pouvoir. On sait aussi ce qu’elle fait aux domaines dont je parle dans les pays où elle accède au gouvernement. Les services publics sont bousillés (encore plus que maintenant), ce qui inclut bibliothèques et médiathèques. Les aides publiques aux associations sont rognées, coupées ou conditionnées à une acceptation de critères toujours plus restrictifs fixés par le pouvoir en place. Les libertés artistiques, mais aussi les libertés académiques, se trouvent restreintes sous des prétextes toujours plus nombreux. La tribune publiée dans Le Monde le 23 juin par plusieurs centaines de personnalités professionnelles de la culture est partiellement accessible sans abonnement et donne quelques exemples de ce qui se passe ailleurs en Europe. En avril, la cheffe du gouvernement d’extrême droite Giorgia Meloni multiplie les procès-bâillons envers ses opposants et a assigné en justice pour diffamation l’un des historiens les plus réputés du pays, Luciano Canfora, d’ailleurs antiquisant, qui l’avait qualifiée de « néonazie dans l’âme » en 2022. Il s’agissait d’une référence à l’histoire du parti de Meloni, Fratelli d’Italia, qui reste dans la ligne directe des idées de la république nazi-fasciste de Salò. Certes, la démarche de procès-bâillon de Meloni a suscité une vive émotion et de multiples réactions de soutien. Mais le fait est que jamais, depuis 1945, un universitaire n’avait été inquiété en justice pour avoir appelé un nazi un nazi, et on ne sait pas encore si Canfora sera innocenté.

Si l’histoire et son enseignement forment un enjeu majeur des politiques d’éducation nationale pour tous les bords politiques, la relation que l’extrême droite entretient avec l’histoire a toujours été marquée par une frénésie de négation de la réalité factuelle et du mécanisme de la preuve historique (et de la preuve scientifique en général) ; ce refus a servi de terreau au trumpisme et à ses rejetons ailleurs dans le monde. L’histoire de l’extrême droite française depuis 1945 est ainsi marquée par des propos négationnistes réguliers : on se souvient notamment de Jean-Marie Le Pen qui affirmait, en 1987, que les chambres à gaz avaient été un « détail », ce qui lui a valu, en janvier 1988, d’être condamné par la cour d’appel de Versailles à verser près d’1,2 million de francs aux associations parties civiles pour banalisation de crimes contre l’humanité et « consentement à l’horrible ». Le même réitère ses propos et se refait condamner en 1999. Marine Le Pen, quant à elle, affirme qu’elle ne nie pas l’importance des chambres à gaz, mais… a nié que Le Pen l’ait minimisé. Décidément, on a la mémoire courte dans cette famille. Or du FN au RN, l’extrême droite a changé d’R mais n’a pas changé de haine. Les colloques du RN sont d’ailleurs toujours numérotés en partant de la date de la création du FN et les thèmes brassés sont toujours les mêmes.

Éric Zemmour, de son côté, a multiplié les publications de torchons qui distordent l’Histoire pour la faire entrer dans sa vision du monde délirante, et qui ne risquent de convaincre que les gens qui n’ont pas de culture historique solide (c’est-à-dire, hélas, pas mal de gens, d’où l’importance cruciale d’un enseignement de l’histoire de qualité). Plusieurs historiens et historiennes ont publié de quoi dézinguer ses mensonges. Encore faut-il que la parole scientifique solide bénéficie d’une couverture médiatique aussi grande que celle accordée aux mensonges de Zemmour et puisse atteindre et convaincre le même public.

Si tant le RN que Zemmour se contentent en général d’ignorer l’Antiquité, le programme du RN a fait tout récemment référence à son projet d’afficher partout une chronologie de l’histoire de France commençant par « Clovis ou Vercingétorix ». Un grand bond en arrière vers le « roman national » du XIXe siècle, et surtout un contresens et une falsification de l’histoire. Car la Gaule n’était pas la France, sauf dans les anachronismes humoristiques des BD Astérix. Les extrêmes droites n’ont par ailleurs de cesse de fantasmer sur la Grèce antique, dont ils distordent l’histoire au service de leurs théories de choc des civilisations. En enterrant soigneusement les 50 dernières années de recherches sur la Grèce antique, qui montrent sans aucun doute que la Grèce antique de l’époque classique était une région beaucoup plus proche du Proche-Orient ancien que de l’Europe de l’Ouest…

En réfléchissant à la situation politique du pays, il m’est impossible de ne pas repenser, aussi, aux grandes figures des études grecques qui m’ont fait découvrir la Grèce antique. Jean-Pierre Vernant, engagé auprès de la Ligue des droits de l’Homme, antifasciste puis résistant. Jacqueline de Romilly, qui a dû mener à bien sa thèse d’État sur Thucydide en cachette, car elle était juive, sous l’Occupation. Pierre Vidal-Naquet, exilé juif pendant l’Occupation, qui voit une partie de sa famille déportée, et qui a mené sans relâche, par publications interposées mais aussi face à face sur les plateaux télé, un combat exemplaire contre les négationnistes et contre la torture — et c’est Vidal-Naquet qui a fourni, en 1962, les preuves que Le Pen avait pratiqué la torture en Algérie en 1957. Paul Veyne, qui, pourtant issu d’une famille collaborationniste, se forge des idées plus justes et prend position aux côtés de Vidal-Naquet contre un négationniste. Ces intellectuels, au sens plein du mot, ont lutté pour établir ou rétablir la vérité historique, non seulement sur une époque lointaine, mais aussi sur des événements récents. L’héritage fabuleux de l’Antiquité, ils n’ont pas tenté de le capter, d’en présenter tel pays ou telle région comme la seule dépositaire. Ils ont œuvré pour le respect humain et pour une connaissance largement diffusée, en témoignent leurs apparitions en conférences (parfois dans des établissements scolaires), à la radio, à la télévision, avec tous les moyens de leur époque. Loin de simplifier à l’excès l’objet de leurs recherches, ils cherchaient à élever leur public en lui donnant les clés de la méthode historique. Ce sont des exemples, et je serais un étudiant et un lecteur bien décérébré si je n’en tirais aucune leçon pour le présent et l’avenir.

Je m’oppose donc fermement, et m’opposerai toujours de manière inébranlable, aux distorsions, aux instrumentalisations et aux récupérations de l’Antiquité et de l’histoire en général, par l’extrême droite et par tout autre courant d’idées.

La Grèce antique, les époques passées, nous semblent lointaines à tort : chaque fois que nous les imaginons, nous accomplissons un acte revêtu d’une portée politique, par la manière dont nous nous en souvenons, par ce que nous parvenons ou non à comprendre, par nos admirations ou nos dégoûts, par nos préférences et nos indifférences, par nos intuitions ou nos contresens, et par la manière dont nous utilisons cette idée de l’Antiquité dans notre époque présente. Préserver la recherche, l’enseignement, mais aussi la vulgarisation, contre tout ce qui en dégrade la qualité et contre tout ce qui les censure ou prétend les mettre au pas, est une tâche toujours urgente et toujours vitale.

Pour approfondir :

Quelques conseils citoyens

La campagne actuelle des élections législatives se déroule dans un contexte de menaces multipliées sur leur bonne tenue, et il ne s’agit pas seulement des violences dont j’ai déjà parlé :

  • Prudence avec les publicités que vous voyez sur les réseaux sociaux. Même si toute une partie de la population (aidée par des éditocrates à la conscience sans doute pas toujours claire) veut bouder le soutien à l’Ukraine, il n’en reste pas moins que le régime russe de Vladimir Poutine est en cyberguerre contre la France et contre l’Union européenne. La Russie a recouru à une intense campagne de propagande durant la campagne des élections européennes, comme l’a montré une étude menée à l’Institut des systèmes complexes à Paris, évoquée dans cette interview sur le journal du CNRS. L’idée est de convaincre juste assez de pigeons sur Internet pour que leurs votes fassent basculer le résultat de l’élection, en ciblant des profils socio-économiques vulnérables, selon une tactique déjà mise en œuvre lors de l’élection de Trump en 2016, puis lors du Brexit en 2018 (ce qui a débouché sur le scandale Facebook-Cambridge Analytica), lors de l’élection de Bolsonaro… la liste commence à s’allonger, et le débat public ne s’empare pas du tout assez vite, ni assez amplement, de cet enjeu crucial. Pour ce qui est spécifiquement de la France, une commission d’enquête au Sénat sur les politiques publiques face aux opérations d’influences étrangères a entamé ses travaux en février et doit les terminer en juillet, ce qui aurait été bien assez tôt, si les législatives n’avaient pas été avancées ! Dans la mesure où la tactique de la Russie peut sembler avoir fonctionné, je ne vois pas pourquoi Poutine s’arrêterait là. Il est donc probable que le même genre de propagande est toujours en cours en ce moment même sur les réseaux sociaux.
  • Soyez lucide sur ce que vous regardez ou lisez. La France souffre d’un grave problème de manque de pluralité des médias. Les médias rachetés par Vincent Bolloré, CNews, Europe 1, Le Journal du dimanche et compagnie, sont changés en médias d’opinion et virent à l’extrême droite. Bien entendu, il a toujours existé des médias plus ou moins de gauche ou de droite. Mais Bolloré distord l’orientation politique des médias qu’il rachète indépendamment de leur histoire journalistique, et il ne tolère aucun écart par rapport à la ligne qu’il fixe, plaçant ainsi les journalistes en situation de dépendance complète, ce qui pose un problème grave de manque d’indépendance des médias en question. Enfin, ces médias enfreignent de manière répétée les lois encadrant les contenus diffusés à la télévision et font tout pour entourlouper les instances de contrôle. Voyez à ce sujet le rapport de la Commission d’enquête sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre, Assemblée nationale, mai 2024.
  • Les élections européennes ont vu une couverture médiatique disproportionnée en faveur de Jordan Bardella et du RN. C’est un problème grave, car cela contribue à former une « petite musique », ou plutôt un « récit », qui tend à imposer dans les esprits et les imaginations l’image de certains candidats, pendant que les autres sont peu évoqués et paraissent donc littéralement inexistants. C’est malhonnête, puisque c’est un moyen d’amener les gens à voter pour quelqu’un non pas sur la base d’arguments raisonnés, mais par bourrage de crâne. Et si ce n’est techniquement pas illégal (seul le temps de parole des candidates et candidats pendant la durée d’une campagne électorale est strictement réglementé, et il ne l’est que sur les médias audiovisuels), cela ne respecte guère l’esprit de ce cadre réglementaire. Si on ajoute à cela que les chaînes de Bolloré font tout pour contourner le cadre légal des élections, on obtient un gros problème. Européennes 2024 : Jordan Bardella a-t-il bénéficié d’une surexposition médiatique ? (La Croix, 10 juin 2024 — oui, j’ai pris un média d’extrême gauche…)

Des initiatives dans le milieu du jeu de rôle

Pour finir, je ne suis pas le seul à me mobiliser contre l’extrême droite dans le milieu du jeu de rôle. Bien des gens, plus professionnels que moi, le font. Citons ainsi :

Dans les milieux des cultures de l’imaginaire, il y a aussi entre autres :

Quelles que soient vos idées, je vous souhaite de pouvoir réfléchir posément, sans violence, de continuer à parler politique avec des personnes inconnues, de ne pas confondre désaccord et conflit, de faire votre choix dans un contexte non entaché de fraudes, et de prendre soin des autres autant que de vous au moment de voter.

Au fait, comme vous avez du mérite si vous avez tout lu, le lien vers la planche de webcomic qui figure au début de cet article : hop.